Black live matter
Black is (ever) black
La première montre de ma collection fut une Swatch.
C’était 1985 et le début de la déferlante orchestrée de main de maître par Nicolas Hayek qui va contribuer à sauver l’industrie horlogère Suisse. C’était un cadeau offert par une dame d’un certain âge à qui j’avais rendu quelques services de maçonnerie. C’était une Swatch noire, plus précisément le modèle Blackout GB105.
La radicale Swatch Blackout GB105 sortie en 1985.
Sa caractéristique première était quelle fut totalement noire, boitier, cadran aiguilles, etc. … l’ensemble était à l’époque, même en considérant la folle énergie des années 80, particulièrement radical et disons-le, totalement illisible. Lorsque l’on me demandait l’heure, il fallait chercher l’angle de réflexion idéal pour que les chiffres imprimés en noir brillant se détachent du cadran noir mat… une tannée !
Pourtant, j’en suis devenu accro et à partir de là je me suis mis à considérer d’un autre œil à la fois les montres mais aussi l’industrie horlogère et même l’industrie tout court. Comment pouvait-on s’affranchir à ce point de toute considération fonctionnelle pour produire massivement une montre “inutile“ ? C’est là que j’ai compris le pouvoir naissant du marketing et de sa propension à nous raconter des histoires à dormir debout, en l’occurrence ici, à dormir debout et dans le noir ! Malgré tout, avec le temps, j’ai continué à m’intéresser aux montres noires.
Avant leur généralisation dans les années 80, c’est dans les années 70 qu’elles apparaissent généralement sous la forme de très petites séries, voire de prototypes sans lendemain. Autant dire qu’en trouver aujourd’hui en bon état, de cette époque, tourne à la quête du graal.
Généralement la finition noire est obtenue par un traitement PVD (Physical Vapor Deposition) qui est un ensemble de méthodes de dépôt sous vide de couches minces. Ces finitions étaient, à l’époque, relativement fragiles et se sont considérablement améliorées au fil du temps et des avancées industrielles (car c’est un procédé d’abord utilisé dans l’industrie mécanique). Aujourd’hui, on obtient couramment une dureté de 1250 vickers mais récemment, la marque Sinn, en appliquant sa finition Black TiAICN (titane aluminium carbon nitrate) via PVD, a poussé à 2000 vickers la dureté de son boitier (contre 200 vickers pour un acier standard). Autre technologie concurrente, la céramique technique ; oubliez vos Mako moulages d’enfance, il s’agit plutôt d’un frittage de poudres dont la composition influe considérablement sur les caractéristiques techniques obtenues à la fin du process. A la clef, on peut avoir une coloration dans la masse et non plus en surface et une très grande dureté dont le corolaire est une faible capacité à amortir les chocs en se déformant…et donc un risque de casse !
Une des toutes premières black watch se trouve chez Omega, c’est la Seamaster ST “Métal noir“ 145.0023 que les collectionneurs appellent officieusement “Darth Vader“ (photo 2). Sortie en 1970 à quelques centaines d’exemplaires (peut-être moins), elle est excessivement rare à trouver et qui plus est en bon état (le boitier est en acier durci par un bombardement de tungstène mais il a une fâcheuse tendance à s’écailler avec le temps). Il faut reconnaître qu’elle n’a pas un physique facile et pour tout dire, celle que j’ai possédée est partie difficilement à 3 900€ dans une vente Artcurial en 2014. Si elle n’a pas réussi à faire tomber la marque du côté de la force obscure puisqu’elle est restée longtemps isolée dans la gamme, elle a inauguré une décennie d’une exceptionnelle créativité. Cet âge d’or du design horloger qui va en gros de 1969 à 1979, s’est affranchi de l’élégance classique des années 60 sans connaître les diktats cyniques et sclérosants du marketing qui prendra le pouvoir dans les années 80.
Chrono Omega seamaster ST 145.0023 “Darth Vader“… le père !
Et question design horloger, en France, nous n’étions pas à la traîne à cette époque, grâce notamment au designer Roger Tallon et à la marque Lip. En 1974, sous l’impulsion du directeur général Claude Neuschwander, un ancien publicitaire visionnaire et dans le cadre d’un ultime plan de redressement, la marque bisontine avait demandé à 7 designers de créer des modèles originaux capables de sauver l’entreprise fondée en 1867. C’est l’interprétation de Roger Tallon qui a eu le plus de retombées. Sa séries Mach 2000, tout en respectant l’architecture qui définit une montre, a rompu avec la montre bijou qui prévalait alors pour inventer la montre signal. Une révolution qui doit autant au style qu’aux nouveaux matériaux utilisés (aluminium anodisé dur) et au graphisme coloré employé. À ce titre, le chronographe noir à trois boutons de couleurs (réf. 43756 / calibre Valjoux 7734) est LA pièce emblématique à collectionner. Hélas, malgré la grande qualité des réponses apportées, cela ne sauva pas l’entreprise. Comme trop souvent on a demandé aux designers d’intervenir en pompier là où il aurait fallu pouvoir intervenir beaucoup plus en amont dans une stratégie à long terme. Lâchée par ses financiers et après des luttes syndicales épuisantes, elle sombra définitivement, inaugurant très médiatiquement la vague de désindustrialisation qui frappa la France au lendemain des Trente Glorieuses. Depuis, la marque qui a été rachetée plusieurs fois ne fait que ressasser cette fulgurance créative en la singeant et la vidant ainsi de toute son expressivité passée.
L'invention de la montre signal : Chrono Lip 43756 du designer RogerTallon en 1975.
Toujours dans cette veine carbonifère 70‘, Heuer est certainement la marque qui a le plus de références à retenir. Il y a bien sûr l’emblématique Monaco et son boitier carré. Apparue en 1969, il a fallu attendre 1975 pour qu’elle ait sa déclinaison noire. Très rare et équipée uniquement avec un mouvement manuel Valjoux 7740, elle se fait appeler (toujours officieusement) “The Dark Lord “. Comptez 40 000€ pour en faire votre ami !
Chrono Heuer Monaco 74033 “The Dark Lord“, so chic !
Loin d’être isolée dans la galaxie Heuer - excessivement prolixe dans ces années là - cette déclinaison noire a été précédée par l’innovant modèle Temporada en 1971, équipé d’un calibre Valjoux 7733 manuel, mais surtout dont le boitier, en plastique thermodurcissable, est une des premières utilisations d’un matériau de synthèse visant à faire baisser le prix de revient. Plus nobles, apparues en 1977 et hautement recommandables en collection, il y a les Montréal (réf. 110.501), Carrera (réf. 110.571 NC), Monza (réf. 110.511), toutes les trois équipées du célèbre calibre Buren 12 automatique et la Modena (réf. 150.501) avec son calibre Buren 15 automatique. En 1979, il y a aussi la Pasadena équipée d’un calibre Valjoux 7750 automatique.
Chrono Montréal 110.501, 45 ans et toujours aussi actuel !
Puis les années 80 continuent à exploiter le filon – qui devient aurifère - avec en 1983 la massive Autavia (réf. 113.603) utilisée par l’armée Israélienne (IDF) et son calibre Buren 12 automatique. Usant du même boitier, sort en même temps l’originale Regatta (réf. 134.601) dont le calibre Lemania 1345 modifié permet d’afficher très graphiquement un compte à rebours de 10 minutes avant le départ d’une régate. Enfin, en 1985, juste avant le rachat par le groupe TAG qui va certes relancer la marque mais en la banalisant, sort la série des Lemania 5100 chronographs, dont deux versions blacks coated (réf. 510.501 et réf. 510.547), utilisant le calibre Lemania 5100 propriété du Groupe Piaget qui vient de racheter Heuer en 1982.
Bref, si vous voulez une montre qui se marie à la perfection avec le tableau de bord de votre Porsche 964 - par exemple - c’est là qu’il faut chercher !… Ou alors vous voulez rester “corporate“ et bien sûr vous allez lorgner du côté des montres Porsche Design. C’est en effet en 1972 et en précurseur que Ferdinand Alexander Porsche dit Butzi (1935-2012) qui vient de lancer son propre studio de design, présente le Chronographe I (réf. 7176S). C’est un chronographe équipé d’un calibre Lemania 5100 installé dans un austère boîtier noir avec un bracelet noir, l’ensemble étant clairement inspiré des cadrans utilisés dans l’univers automobile puisqu’il déclarait un peu avant sa mort "Mon objectif était de créer une montre assortie à la voiture. Noire comme le compteur de vitesse et le compte-tours de la 911, car il n'éblouit pas à la lecture.". Chez les pilotes, Clay Regazzoni en était d’ailleurs un grand fan.
Malgré la déferlante des montres à quartz à cette époque, ce fut un succès total et il s’en écoula 50.000. Elle est donc assez facilement trouvable même si le revêtement est rarement resté intact avec le temps (comptez autour de 3 000€ suivant l’état).
Chrono Orfina Porsche Design 1972, celle de Regazzoni !
Après un passage à vide, 25 ans plus tard, les montres noires sont revenues en force, d’abord chez des marques de luxes. Lors du festival horloger Tempus «Temple of Time» 2007 à Singapour, une exposition va remettre le feu aux poudres. Organisée par le Hourglass, l'un des leaders mondiaux de la vente au détail de montres de luxe, elle présentait des montres noires en édition limitée chez Hublot, Richard Mille, Jaeger-LeCoultre, Audemars Piguet, TAG Heuer ou Sinn.
C’est à cette époque que j’ai découvert la petite officine anglaise “Pro-Hunter“ qui customise des Rolex avec un traitement PVD noir. Dans leur gamme, il y a la Phantom Submariner Date qui, tout comme ma Swatch 30 ans plus tôt, est totalement noire, boitier, cadran, aiguilles…la boucle était bouclée ! Mais, si la valeur d’usage est la même (proche de zéro donc…) sa valeur d’image a explosé !
Rolex “Phantom Submariner Date” Pro-Hunter, édition limitée à 100 exemplaires.
Depuis, à l’instar du modèle unique développé par Tudor dans le cadre de la vente aux enchères “Only Watch“, bien d’autres marques ont succombé à la tentation du All black au point de consacrer définitivement la montre noire comme l’élément constitutif majeur de toutes collections horlogères décomplexées.
La Tudor “Black Bay Ceramic One“, modèle unique développé pour la vente aux enchères “Only Watch“ dont les résultats sont versés à la recherche sur la maladie de Duchenne.
Pour la marque “H. Moser & Cie.“, sa montre Henry Double Hairspring final edition, constitue même un point d’orgue de sa gamme en intégrant dans un boitier en DLC noir reprenant la forme de la I’Apple Watch, un cadran en Vantablack®, un matériau reconnu comme la substance la plus sombre qui existe.
Il est composé de nanotubes de carbone alignés verticalement les uns à côté des autres. Lorsqu’un photon frappe le Vantablack, la lumière est absorbée à 99,95%. Comme l’œil a besoin de lumière réfléchie pour pouvoir percevoir ce qui se trouve en face de lui, ce matériau est perçu comme une absence de matière, une sorte de “trou noir“. De fait, ce matériau est utilisé en astrophysique dans les télescopes, par l’armée pour le thermo camouflage ou pour accroître la furtivité de certains équipements sensibles.
“Henry Double Hairspring final edition“ de chez H. Moser & Cie., ou la quête du noir absolu.
Et, si les astrophysiciens s’échinent depuis des décennies à démontrer la réalité de la matière noire qui représenterait jusqu'à 80% de la masse totale de l’univers, dans le monde de l’horlogerie, en revanche, sa réalité ne fait maintenant plus de doute et constitue une part de marché pérenne en installant dans la normalité des déclinaisons considérées autrefois comme exotiques… Black live matter !
Steve Desk le 15/06/2020
Présenté au salon de Genève 2022, le dernier prototype de chez H.MOSER & Cie, l'ultime Streamliner chronograph "Blacker Than Black", le bien nommé !